La Cour déclare l’inexistence d’un délit d’atteinte à la vie privée en Ontario

Dans Jones c. Tsige (mars 2011), la Cour supérieure de justice de l’Ontario a déterminé s’il existait un délit d’atteinte a la vie privée en common law ontarienne. La jurisprudence sur l’existence du délit est partagée, de sorte que le Juge Whitaker, autrefois Président de la Commission des relations de travail de l’Ontario et récemment nommé, faisait face a une décision difficile. En définitive, le juge a décidé de ne pas reconnaître le délit. Il a déclaré qu’on retrouvait dans les diverses lois portant sur les questions de vie privée les recours afférents a l’atteinte a la vie privée.

La demanderesse, Mme Jones, était une employée de la Banque de Montréal (« BMO »). Elle utilisait les services de BMO pour ses besoins bancaires personnels. La défenderesse, Mme Tsige, était aussi une employée de BMO mais travaillait dans un service différent. Les deux ne travaillaient jamais ensemble. Avant la poursuite, elles ne s’étaient jamais rencontrées. Pourtant, a 174 reprises pendant une période de quatre ans, la défenderesse a utilisé son ordinateur de travail pour accéder aux comptes personnels de Mme Jones et les consulter. Mme Tsige n’avait aucun motif professionnel pour le faire.

Lorsque BMO a découvert que la défenderesse avait accédé sans autorisation aux comptes de la demanderesse, elle a enqueté. La défenderesse a admis a la Banque qu’elle était partie a un litige financier avec son conjoint de fait. Il était l’ancien mari de la demanderesse. La défenderesse a expliqué qu’elle avait accédé aux comptes de la demanderesse pour déterminer s’il versait une pension alimentaire a la demanderesse.

BMO a suspendu la défenderesse pendant cinq jours et lui a refusé sa prime annuelle. BMO a aussi exigé d’elle qu’elle consulte ses normes sur la vie privée. Elle a été avertie que si elle commettait une faute semblable, elle serait congédiée.

La demanderesse a intenté une poursuite apres avoir pris connaissance de l’acces non autorisé a ses comptes. Elle a allégué qu’en accédant illégitimement a ses comptes bancaires et en les consultant, la défenderesse avait commis le délit d’atteinte a la vie privée.

Mme Jones a sollicité des dommages-intérets généraux, punitifs et exemplaires de meme qu’une injonction permanente pour prévenir une conduite similaire dans l’avenir.

La défenderesse a soutenu que l’Ontario ne reconnaît pas l’« atteinte a la vie privée » comme délit. Les deux parties ont demandé au Juge Whitaker de prononcer un jugement sommaire.

EXISTE-T-IL UN DÉLIT D’ATTEINTE A LA VIE PRIVÉE EN COMMON LAW?

Le Juge Whitaker a commencé par énumérer les quatre lois qui structurent et imposent des obligations en matiere de vie privée en Ontario, a savoir :

Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques (LPRPDE);
Loi sur la protection des renseignements personnels sur la santé (LPRPS);
Loi sur l’acces a l’information et la protection de la vie privée (LAIPVP);
Loi sur l’acces a l’information municipale et la protection de la vie privée (LAIMPVP).

La loi fédérale sur la vie privée, la LPRPDE, régit le secteur bancaire. En vertu de cette loi, les employés peuvent déposer des plaintes officielles aupres du Commissaire a la protection de la vie privée s’ils croient que l’employeur a contrevenu aux exigences de la LPRPDE. Le Commissaire a la protection de la vie privée enquete et tranche la question. Si l’employé n’est pas satisfait de la décision du Commissaire a la protection de la vie privée, il peut solliciter une audience aupres de la Cour fédérale.

Le Juge Whitaker a souligné que plutôt que d’exercer un recours au moyen du processus établi dans la LPRPDE, la demanderesse a décidé d’intenter une action en dommages-intérets fondée sur la common law. Invoquant la décision rendue dans Somwar c. McDonald’s Restaurants of Canada Ltd. (2006) (« Somwar »), la demanderesse a soutenu qu’il existe en Ontario un délit « distinct » d’atteinte a la vie privée. Dans Somwar, l’employeur a fait faire une vérification de solvabilité de l’employé sans son consentement. L’employé a intenté une poursuite pour cause d’atteinte a la vie privée. Apres examen de la jurisprudence, la Cour dans Somwar a permis l’examen au fond de la poursuite, déclarant ce qui suit :

[Traduction]
A la lumiere des décisions de premiere instance indiquées dans cet aperçu de la jurisprudence ontarienne et de l’absence de déclaration claire sur ce point par un tribunal d’appel de l’Ontario, je conclus qu’il n’est pas établi en droit en Ontario qu’il n’existe aucun délit d’atteinte a la vie privée.

Le Juge Whitaker a dressé un parallele entre cette décision et la décision rendue par la Cour d’appel dans Euteneier c. Lee (2005) (« Euteneier »). Dans Euteneier, une poursuite avait été intentée contre la police a la suite d’une fouille a nu ou la détenue avait été laissée liée et dévetue dans une cellule de détention, visible pour les passants, pendant 20 minutes. Meme si les demandes de dommages-intérets de la demanderesse étaient essentiellement fondées sur des atteintes aux droits que lui garantit la Charte, la Cour d’appel a analysé la mesure dans laquelle le droit a la vie privée est protégé. La Cour d’appel a souligné que la demanderesse [Traduction] « a concédé comme il se doit dans sa plaidoirie devant la Cour qu’il n’existe aucun droit « distinct » a la dignité ou a la vie privée en vertu de la Charte ou en common law ».

C’est cette phrase de la Cour d’appel que le Juge Whitaker a estimé déterminante et contraignante. Nonobstant la décision rendue dans Somwar, le Juge Whitaker a déclaré ce qui suit :

[Traduction]
A mon avis, comme la Cour d’appel l’a exprimé en termes clairs, la conclusion inévitable, « c’est qu’il n’existe aucun « droit distinct » » a […] la vie privée […] en common law ».

Le juge a souligné que la plupart des ressorts canadiens ont des régimes administratifs législatifs qui régissent les questions et les litiges en matiere de vie privée. Dans le cas de la demanderesse, elle pouvait intenter un recours en vertu de la LPRPDE fédérale. Compte tenu de ce mécanisme législatif régissant les plaintes en matiere de vie privée, le juge a conclu que l’absence de réparation en common law ne pouvait pas etre interprétée comme donnant lieu a un « vide juridique » permettant l’absence de recours pour atteinte a la vie privée.

Le Juge Whitaker a ajouté que les lois régissant les questions de vie privée sont généralement minutieusement conçues pour pondérer les besoins concrets d’une industrie et le droit a la vie privée des personnes. Cela n’est pas considéré comme un domaine du droit qui exige des droits et obligations « édictés par les tribunaux » en common law.

A notre avis

La décision du Juge Whitaker n’est peut-etre pas le dernier mot quant a la question de savoir si le délit d’atteinte a la vie privée existe en Ontario. La demanderesse a fait appel. De plus, une bonne partie de la justification du Juge Whitaker a trait a sa conclusion selon laquelle la LPRPDE prévoit un mécanisme adéquat de réparation des atteintes a la vie privée. Cela souleve la question de savoir si l’affaire aurait été tranchée différemment si l’employeur avait été un organisme du secteur privé régi par la province plutôt que d’etre assujetti a l’application de la LPRPDE. Nous tiendrons nos lecteurs au courant de la suite des évenements.

Si vous voulez davantage d’information, veuillez communiquer avec André Champagne au 613-940-2735.

 

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