La Cour d’appel refuse de reconnaître une cause d’action délictuelle en matière de lien d’emploi et réduit les dommages-intérêts de 500 000 $ qui avaient été accordés

Les employeurs partout au Canada ont poussé un soupir de soulagement le 28 mai 2010 lorsque la Cour d’appel de l’Ontario a rendu sa décision dans Piresferreira c. Ayotte. La décision est importante pour tous les employeurs puisque la Cour a refusé de reconnaître le délit de souffrances morales infligées par négligence dans les affaires de droit de l’emploi. Un délit est une autre faute civile différente d’un bris de contrat. La Cour d’appel a infirmé la décision révolutionnaire de la juge de premiere instance qui a accordé des dommages-intérets contre l’employeur en fonction de principes délictuels plutôt qu’en se fondant sur le motif traditionnel selon lequel l’employeur n’a pas respecté le contrat d’emploi en congédiant de façon déguisée l’employée.

Cette décision était hors du commun en partie parce que les dommages-intérets accordés par la juge de premiere instance en raison du délit étaient tres supérieurs a ce a quoi l’employée avait droit pour l’inexécution du contrat d’emploi. Accueillant l’appel logé par l’employeur, la Cour d’appel a souligné qu’aucune cour d’appel canadienne n’a déja reconnu un tel délit dans le contexte du lien employeur-employé. Reconnaître un tel délit dans le milieu de travail constituerait un changement radical du droit. Par conséquent, la Cour d’appel a déclaré qu’il appartenait a la législature de décider de créer ou non une telle cause d’action nouvelle. La Cour d’appel a infirmé la décision de premiere instance relativement a la cause d’action délictuelle.

Les lecteurs d’Au Point se souviendront peut-etre que le jugement de premiere instance accordait plus de 500 000 $ de dommages-intérets (voir « La Cour de l’Ontario accorde 500 000 $ en dommages-intérets a une employée victime des voies de fait d’un gestionnaire »). La cause d’action a pris naissance lorsque Piresferreira, employée de Bell depuis dix ans, a été poussée par son superviseur, Richard Ayotte, ce qui a été suivi d’un congédiement déguisé de la part de Bell. Il s’ensuivit que Piresferreira a été diagnostiquée du syndrome de stress post-traumatique et de symptômes d’anxiété qui l’empechent de travailler en permanence. En aout 2005, Piresferreira a poursuivi Bell et son ancien superviseur pour voies de fait, coups et blessures, détresse émotionnelle infligée par négligence et délibérément, perte de revenus passés et futurs et congédiement injustifié.

Au proces, Ayotte a été tenu personnellement responsable des délits de coups et blessures et de souffrances morales infligées délibérément et par négligence. Bell a aussi été tenue responsable des délits commis par Ayotte et directement responsable de négligence et du congédiement déguisé. Piresferreira s’est fait accorder des dommages-intérets délictuels totalisant 500 955 $, dont environ 450 000 $ pour perte de revenus passés et futurs. En outre, elle s’est fait accorder 225 000 $ au titre de ses frais juridiques. En appel, Bell a contesté les conclusions de nature délictuelle tirées par la juge de premiere instance de meme que son calcul des dommages-intérets pour le délit de voies de fait et de coups et blessures.

ON NE PEUT INVOQUER LE DÉLIT DE SOUFFRANCES MORALES INFLIGÉES PAR NÉGLIGENCE DANS LE CONTEXTE DU LIEN D’EMPLOI

La Cour d’appel a déclaré que la juge de premiere instance avait conclu que l’obligation de diligence d’un employeur en ce qui a trait au délit de souffrances morales infligées par négligence repose [Traduction] « carrément sur le lien contractuel entre les parties ». Le lien contractuel entre Bell et Piresferreira comprenait le Code de conduite de Bell Mobilité, qui garantissait aux employés le droit de travailler dans un milieu libre de violence et de harcelement. Elle a conclu que le défaut par Bell et Ayotte de procurer un milieu de travail libre de violence et de harcelement avait contrevenu fondamentalement aux conditions d’emploi. Pour ce motif, elle a aussi conclu que le délit de souffrances morales infligées par négligence avait été établi, a déclaré la Cour d’appel.

Mais la Cour d’appel a souligné que [Traduction] « l’inexécution d’une obligation contractuelle ne peut fonder la reconnaissance d’un délit en common law ». Puisque le délit ne pouvait pas se fonder sur une obligation contractuelle, la Cour d’appel a déterminé s’il pouvait y avoir une cause d’action délictuelle indépendante contre un employeur pour les souffrances morales infligées par négligence a un employé. La Cour d’appel a appliqué le critere traditionnel a deux volets pour déterminer s’il fallait reconnaître ou non une nouvelle obligation de diligence :

  • Le lien entre les parties est-il suffisamment étroit pour rendre les dommages raisonnablement prévisibles et justifier l’imposition d’une obligation de diligence?
  • Y a-t-il des raisons d’ordre public justifiant la restriction ou le refus d’une obligation de diligence?

La Cour d’appel a convenu que la premiere partie du critere était respectée parce que la juge de premiere instance a conclu que les dommages subis par Piresferreira étaient prévisibles.

Abordant la deuxieme partie du critere, la Cour d’appel a déterminé s’il y avait des considérations de principe qui empecheraient la reconnaissance de l’obligation de diligence dans le contexte du lien d’emploi. La Cour a examiné la décision de principe rendue en 1997 dans Wallace c. United Grain Growers Ltd. Dans l’arret Wallace, la Cour supreme du Canada a refusé d’imposer ce qui aurait été une obligation de diligence atténuée aux employeurs parce qu’il s’agirait d’un changement radical du droit et d’une décision de principe qui revenait au législateur. La Cour d’appel a ajouté que les employeurs peuvent se faire ordonner de verser des dommages-intérets pour les souffrances morales qu’ils causent lorsqu’ils mettent fin a un emploi de mauvaise foi ou d’une façon inutilement dure, comme l’a indiqué la Cour supreme dans Honda Canada Inc. c. Keays [2008].

Selon l’arret Honda, si un employé peut démontrer que la façon dont il a été congédié lui a causé des souffrances morales qu’auraient pu prévoir l’employeur et l’employé au moment de l’embauche, l’employé doit etre indemnisé des dommages réellement subis et non pas par la prorogation arbitraire de la période de préavis. La Cour d’appel a infirmé ainsi les conclusions de nature délictuelle tirées par la juge de premiere instance :

[Traduction] « La reconnaissance du délit dans le cadre du lien d’emploi renverserait ce cadre [Honda] de meme que l’ensemble de la jurisprudence en droit de l’emploi d’ou il tire sa source. En d’autres termes, dans le contexte d’un congédiement, le droit prévoit déja une réparation a l’égard de la perte dont on se plaint en l’espece. La reconnaissance du délit n’est pas nécessaire. »

LES SOUFFRANCES MORALES INFLIGÉES DÉLIBÉRÉMENT

Les tribunaux canadiens ont reconnu le délit de souffrances morales infligées délibérément dans le contexte du droit de l’emploi dans un éventail de situations, qu’il s’agisse de harcelement sexuel continu au travail ou d’un style de gestion agressif et contradictoire. La Cour d’appel de l’Ontario a résumé ces précédents dans l’arret Prinzo c. Baycrest Centre for Geriatric Care [2002] (« Prinzo »), ou la Cour a accordé 15 000 $ de dommages-intérets pour les souffrances morales infligées délibérément.

L’affaire Prinzo porte sur une coiffeuse qui avait été employée pendant pres de 18 ans a Baycrest lorsqu’elle a été congédiée. Elle avait été une « employée modele » jusqu’a l’arrivée d’une nouvelle superviseure qui était moins satisfaite de son rendement. La superviseure a recommandé a la haute direction l’élimination du poste de Prinzo. Avant que cette recommandation ne puisse etre appliquée, Prinzo s’est blessée lors d’une chute dans le terrain de stationnement de l’employeur. Le médecin de Prinzo a informé Baycrest qu’elle était médicalement inapte a tout travail. Le jour avant que Prinzo ne quitte le travail, Baycrest lui a envoyé une lettre pour lui indiquer qu’elle serait mise a pied, sans lui donner de date de prise d’effet.

Au cours des mois suivants, la superviseure a communiqué avec Prinzo a plusieurs reprises, lui demandant de revenir au travail pour assumer des tâches modifiées. Par la suite, Prinzo a reçu de sa superviseure une lettre qui laissait entendre de façon trompeuse que son médecin avait convenu qu’elle était apte a assumer des tâches modifiées et l’avisant qu’elle devait prendre des arrangements pour revenir au travail. Perturbée par cette lettre, Prinzo a téléphoné a sa superviseure pour se faire dire qu’a moins qu’elle ne revienne au travail immédiatement, sa conduite serait considérée comme [Traduction] « un refus de travailler et nous y verrons ».

Lorsque Prinzo est finalement revenue au travail, la direction de Baycrest l’a rencontrée et lui a laissé entendre que son comportement causait du tort aux résidents âgés de Baycrest. On a mis fin a l’emploi de Prinzo quelques semaines plus tard, et elle a intenté une poursuite pour congédiement injustifié. La Cour d’appel de l’Ontario a conclu que les criteres applicables a la détermination de la cause d’action délictuelle indépendante de souffrances morales infligées délibérément avaient été respectés, les trois éléments de ce délit étant les suivants :

1. une conduite flagrante ou outrageante;
2. qui vise a causer un préjudice;
3. qui entraîne une maladie visible dont on peut faire la preuve.

Dans Piresferreira, la juge de premiere instance a appliqué les principes de l’arret Prinzo et a conclu que la conduite du superviseur était « flagrante et outrageante » parce qu’il a présenté un plan d’amélioration du rendement a l’employée des son retour au travail apres les voies de fait, sans d’abord avoir accepté sa responsabilité pour son comportement abusif. La Cour d’appel a exprimé fermement sa désapprobation de l’accent que la juge de premiere instance a mis sur le défaut du superviseur de présenter des excuses.

Mais la Cour d’appel a infirmé la décision de la juge de premiere instance pour le motif différent que le deuxieme élément du délit n’avait pas été établi.

L’arret Prinzo décrit ainsi le deuxieme élément du délit :

[Traduction] « Pour que la conduite vise a cause un préjudice, son auteur doit désirer produire les conséquences qui s’ensuivent, ou il doit savoir que les conséquences sont substantiellement certaines de s’ensuivre. »

La juge de premiere instance a conclu que le mépris insouciant dont a fait preuve le superviseur pour le bien-etre de l’employée suffisait pour satisfaire au deuxieme élément du délit. Cependant, la Cour d’appel était en désaccord, soulignant que [Traduction] « le mépris insouciant » ne fait pas partie du critere de l’arret Prinzo. La Cour d’appel a ajouté que la loi traite ceux qui commettent des délits délibérément de façon plus sévere que ceux qui sont négligents. Par conséquent, pour que l’employeur soit tenu responsable d’avoir infligé délibérément des souffrances morales a un employé, cet employeur doit savoir subjectivement (c.-a-d. en réalité) qu’un préjudice du genre de celui qui en a découlé était certain de s’ensuivre. La Cour d’appel a donné l’explication suivante :

[Traduction] « Il faut rejeter le sens objectif du terme « insouciance » qui dépendrait de la question de savoir si le préjudice subi était prévisible ou susceptible de s’ensuivre… Essentiellement, si on permettait la responsabilité en fonction d’une telle norme réduite, cela contreviendrait indument aux principes établis du droit de l’emploi. »

DOMMAGES-INTÉRETS POUR COUPS ET BLESSURES

La Cour d’appel a ensuite abordé le calcul par la juge de premiere instance des dommages causés par le délit de coups et blessures commis par le superviseur. Elle était en désaccord avec le raisonnement suivi par la juge de premiere instance selon lequel les coups et blessures avaient enclenché une chaîne d’événements qui ont collectivement fait en sorte que la santé émotionnelle de Piresferreira se dégrade et l’ont rendue incapable de travailler. La Cour d’appel a souligné que Piresferreira n’a subi aucune blessure ni souffrance morale, ni aucun autre effet négatif du fait qu’elle a été poussée par son superviseur et qu’elle était initialement prete a travailler avec lui apres qu’il l’a poussée. Au contraire, la preuve démontrait que la dégradation de la santé mentale de Piresferreira était liée a sa perception qu’elle avait été traitée inéquitablement apres les coups et blessures et que Bell a fait défaut de lui procurer un milieu de travail sur. Son incapacité de fonctionner dans tout milieu de travail ne découlait pas inévitablement uniquement des coups et blessures. La Cour d’appel a déclaré qu’elle évaluait les dommages suivant les coups et blessures [Traduction] « généreusement » a 15 000 $.

DOMMAGES-INTÉRETS POUR LE CONGÉDIEMENT INJUSTIFIÉ

La Cour d’appel a accepté la conclusion de la juge de premiere instance selon laquelle Piresferreira avait fait l’objet d’un congédiement déguisé ainsi que son évaluation des dommages en fonction d’une période de préavis de 12 mois. La Cour a aussi accepté qu’il y avait un fondement solide a son évaluation de 45 000 $ de dommages pour les souffrances morales. La juge de premiere instance a calculé ces montants mais ne les a pas accordés parce qu’elle avait déja indemnisé l’employée de son préjudice au moyen des dommages-intérets découlant des délits de souffrances morales infligées par négligence et délibérément. Toutefois, puisque la Cour d’appel a écarté les conclusions de nature délictuelle, y compris les dommages-intérets de 450 000 $ pour la perte de revenus passés et futurs, elle a rétabli le préavis de 12 mois pour congédiement injustifié de meme que les dommages-intérets de 45 000 $ pour souffrances morales causées par la façon dont Piresferreira a été congédiée.

DOMMAGES-INTÉRETS POUR PERTE D’ORIENTATION, DE SOINS ET DE COMPAGNIE

Hormis l’action principale intentée par Piresferreira, sa partenaire de meme sexe, Judy Scott, a poursuivi Bell en vertu de l’art. 61 de la Loi sur le droit de la famille (Ontario), qui permet aux membres a charge de la famille de récupérer des sommes pour compenser « la perte d’orientation, de soins et de compagnie que le demandeur pourrait avoir raisonnablement prévu obtenir… s’il n’y avait pas eu lésion ou mortalité ». La juge de premiere instance a conclu qu’étant donné la conduite d’Ayotte et de Bell, Piresferreira était moins en mesure de participer a des activités sociales, récréatives et de compagnie avec Scott. Scott s’est fait accorder 15 000 $ a titre d’indemnité pour la perte des soins et de la compagnie de Piresferreira. Toutefois, la Cour d’appel a écarté ces dommages-intérets puisque Piresferreira n’avait pas droit a des dommages-intérets pour souffrances morales infligées par négligence ou délibérément et n’avait subi aucun dommage des coups et blessures eux-memes. La Cour d’appel a donné l’explication suivante :

[Traduction] « Le droit des personnes a charge d’intenter une poursuite pour la perte d’orientation, de soins et de compagnie que prévoit l’al. 61(2)e) de la Loi sur le droit de la famille découle strictement du droit de Piresferreira a des dommages-intérets apres avoir subi un préjudice en raison de la faute ou de la négligence d’un tiers. »

A notre avis

La décision de la Cour d’appel rétablit l’analyse du droit contractuel au lien d’emploi et restreint ainsi la possibilité de dommages-intérets délictuels hors de contrôle. La Cour d’appel a indiqué clairement que la reconnaissance du délit de souffrances morales infligées par négligence dans le contexte du lien d’emploi remplacerait le droit contractuel conventionnel actuel. La Cour a reconnu qu’on lui demande souvent d’examiner le rendement au travail d’employés de meme que la teneur et le mode de leur supervision dans les affaires de congédiement. Mais la Cour a aussi dit que si elle élargissait ainsi son rôle, elle s’ingérerait considérablement dans le milieu de travail et pourrait nuire aux efforts des employeurs de rendre leurs entreprises plus efficaces. Par conséquent, la Cour d’appel a préféré laisser a la législature le soin de déterminer s’il est nécessaire ou souhaitable de créer le délit dans le contexte du lien d’emploi.

Si vous voulez davantage d’information, veuillez communiquer avec André Champagne  au 613-940-2735.

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