La Cour suprême juge que le piquetage secondaire est licite à moins de conduite fautive

La réglementation du piquetage secondaire, c’est-à-dire, le piquetage devant des lieux autres que le lieu d’affaires de l’employeur touché par un conflit de travail, représente depuis longtemps un domaine complexe et conflictuel du droit. Nombre de tribunaux avaient adopté la position que le piquetage secondaire était un exercice injustifié de pressions économiques sur des tierces parties innocentes, et avaient donc jugé que la pratique était, par définition, illicite. D’autres tribunaux, par contre, sensibles à la sévérité indue d’une telle attitude à l’égard des syndicats, avaient cherché à modifier la règle de l’illégalité inhérente par différents moyens, notamment le refus de restreindre le piquetage devant des lieux d’affaires qui relèvent de la même structure organisationnelle que l’employeur visé et l’élaboration du principe des « employeurs alliés » en vertu duquel le piquetage d’établissements qui aident l’employeur touché par une grève est permis.

Dans une décision rendue le 24 janvier 2002, la Cour suprême du Canada a choisi d’éliminer cette incertitude dans la common law en déclarant que le piquetage secondaire n’est pas illégal sauf s’il y a inconduite criminelle ou délictuelle. Dans sa rationalisation du droit régissant le piquetage secondaire, la Cour a également donné son point de vue sur l’équilibre des valeurs de la liberté d’expression et de la protection des tierces parties contre les préjudices économiques.

L’arrêt S.D.G.M.R., section locale 558 c. Pepsi-Cola Canada Beverages (West) Ltd. découle d’un conflit de travail acrimonieux qui a eu lieu à Saskatoon en 1997. Le piquetage s’est rapidement étendu à des emplacements secondaires, devant les détaillants, un hôtel qui logeait des travailleurs de remplacement et le domicile de certains gestionnaires. L’employeur avait obtenu une injonction, dont l’une des conditions empêchait le piquetage ou le rassemblement de travailleurs à tout autre lieu que l’établissement de l’employeur.

Une formation majoritaire de la Cour d’appel de la Saskatchewan a accueilli partiellement l’appel interjeté par le syndicat contre l’injonction. La Cour d’appel a confirmé la partie de l’injonction qui empêchait le syndicat de piqueter devant les domiciles des employés, parce que ce piquetage était jugé délictuel. Toutefois, la condition de l’injonction interdisant tout piquetage secondaire a été annulée; la majorité a fait observer que le piquetage en question était paisible et visait à dissuader d’autres personnes de faire affaires avec l’employeur.

VALEURS EN CONCURRENCE

À l’unanimité, la Cour suprême du Canada a confirmé l’avis de la Cour d’appel. Bien que l’affaire ne mettait pas directement en cause la Charte des droits et libertés, la Cour a noté qu’il fallait tenir compte des valeurs de la Charte dans l’élaboration de la common law. Le terme « piquetage » couvre toute une gamme d’activités, a déclaré la Cour, mais il comprend toujours une dimension d’expression, et par conséquent, il relève d’une des plus importantes valeurs constitutionnelles: la liberté d’expression.

Cependant, la liberté d’expression n’est pas absolue, et lorsque le préjudice causé l’emporte sur les avantages offerts, il peut être nécessaire de la limiter. Par ailleurs, il faut tenir compte de l’importance de protéger les tierces parties des préjudices économiques engendrés par un conflit de travail; mais aux dires de la Cour, cette valeur n’est pas, elle non plus, absolue :

    « La protection contre le préjudice économique représente une valeur importante susceptible de justifier des restrictions à la liberté d’expression. On commettrait toutefois une erreur en accordant à cette valeur une importance absolue ou prédominante par rapport à toutes les autres valeurs, y compris la liberté d’expression. D’ailleurs, la common law n’a jamais reconnu l’existence d’un droit général à la protection contre le préjudice économique. »

REJET DE L’ARRÊT HERSEES

Pour décider que le piquetage secondaire, en l’absence d’une conduite fautive, était licite, la Cour devait aborder la décision de 1969 de la Cour d’appel de l’Ontario, Hersees of Woodstock Ltd. v. Goldstein. Dans cet arrêt, la Cour d’appel avait déclaré que même s’il existait un droit au piquetage secondaire, ce droit n’était pour le bénéfice que « d’un groupe particulier seulement » et qu’il devait céder au droit d’une tierce partie de faire le commerce, « un droit beaucoup plus fondamental et important ».

La Cour suprême a noté que malgré le fait que l’arrêt Hersees se fondait sur des précédents douteux, il avait eu une forte influence sur la jurisprudence qui l’avait suivi. La Cour a également fait remarquer que l’arrêt Hersees et les décisions subséquentes avaient eu pour effet de diminuer l’importance de la liberté d’expression dans le contexte du droit du travail.

LE PIQUETAGE EST LICITE À MOINS D’ÊTRE DÉLICTUEL OU CRIMINEL

La Cour a jugé qu’à la lumière des valeurs de la Charte, il convenait de voir le piquetage secondaire comme étant de prime abord licite, sous réserve de limites justifiables qui pourraient être imposées dans l’intérêt de protéger des tierces parties. En plus d’être conforme à l’esprit de la Charte, cette position était recommandable à d’autres égards:

  • L’optique de l’arrêt Hersees mettait trop l’accent sur la protection des tiers contre le préjudice économique et n’accordait pas assez d’importance à la valeur de la liberté d’expression.
  • L’arrêt Hersees envisageait le lieu comme étant le critère principal pour déterminer si le piquetage était licite; cependant, le caractère licite du piquetage ne devrait pas dépendre de son emplacement, mais de sa nature et de ses effets.
  • Contrairement à l’arrêt Hersees, la démarche de la Cour suprême traite le piquetage, que le contexte soit syndical ou non, de la même façon. Par contraste, l’arrêt Hersees créait à toutes fins pratiques un nouveau délit de piquetage secondaire qui ne se produisait que dans le contexte des relations de travail.

Tout en précisant que son but n’était pas la protection totale des tierces parties de tout préjudice économique, la Cour a conclu en déclarant que la règle de l’action fautive qu’elle affirmait serait suffisante pour régler les cas les plus problématiques de piquetage :

    « Le piquetage qui contrevient au droit criminel ou qui est assorti d’un délit particulier, comme l’intrusion, la nuisance, l’intimidation, la diffamation ou les déclarations inexactes, est interdit peu importe où il a lieu. Les délits particuliers connus en common law concernent la plupart des situations susceptibles de se produire lors d’un conflit de travail. En particulier, la portée des délits de nuisance et de diffamation devrait permettre d’enrayer le piquetage le plus coercitif. Les délits connus permettent également de protéger les droits de propriété. Ils permettent d’éviter l’intimidation et de protéger la liberté d’accès aux lieux privés et, par conséquent, le droit de chacun à l’utilisation de son bien. Enfin, le délit d’incitation à la rupture de contrat confère aussi une protection de base aux droits découlant des contrats ou des relations d’affaires. »

Notre point de vue

Il convient de souligner que la Cour a également confirmé la position de la Cour d’appel de la Saskatchewan au sujet du piquetage du domicile des employés. Ce type de piquetage, a déclaré la Cour, s’assimilait à une inconduite et constituait le délit d’intimidation et de nuisance privée. Cette partie de l’injonction a donc été maintenue.

La Cour a également laissé entendre qu’il était loisible aux législatures de réglementer le piquetage par voie législative, ce qui aurait pour effet de remplacer la common law qui était au coeur du litige en l’espèce. La Cour a néanmoins également déclaré que si les règles entourant le piquetage pouvaient varier d’un endroit à l’autre dans le pays, toutes les législatures devaient respecter la liberté d’expression en tant que valeur de la Charte et devaient être prêtes à justifier toute limite imposée à cette liberté. Par ailleurs, la Cour a aussi indiqué que les législatures pouvaient choisir d’établir autrement que la Cour l’équilibre entre la liberté d’expression et le préjudice économique subi par des tierces parties.

(Pour de plus amples renseignements sur l’attitude des tribunaux à l’égard du piquetage, voir « La persuasion, mais non la coercition : La Cour suprême abolit l’interdiction faite aux syndicats de distribuer des tracts » et « La Cour d’appel accorde une injonction contre le piquetage non-violent » sur notre page de Publications).

Pour plus de renseignements, veuillez communiquer avec Sébastien Huard au (613) 563-7660, poste 257.

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