La surveillance vidéo : invasion de la vie privée ou réponse raisonnable à l’inconduite?

Les employeurs qui cherchent à prévenir, déceler ou confirmer l’inconduite de leurs employés peuvent avoir recours à la surveillance vidéo. Ces employeurs doivent savoir, toutefois, que même si la surveillance produit une preuve fiable et pertinente de l’inconduite, cette preuve peut être jugée irrecevable dans des procédures subséquentes. Les employeurs dont l’entreprise est syndiquée doivent aussi savoir que l’installation d’un système global de surveillance vidéo pourrait être jugée contraire aux termes de la convention collective.

Dans le présent article, AU POINT examine la législation sur la surveillance vidéo en milieu de travail et les problèmes que peut entraîner son utilisation.

RECEVABILITÉ D’UNE PREUVE SUR VIDÉO

La surveillance vidéo est le plus souvent contestée juridiquement dans le contexte de l’utilisation d’une preuve enregistrée pour justifier une mesure disciplinaire, souvent imposée pour abus de congés de maladie. La surveillance vidéo peut se faire à l’intérieur ou à l’extérieur du milieu de travail, et être réalisée par des employés de la compagnie ou des enquêteurs à contrat. Dans presque tous les cas, la surveillance est clandestine.

La question est de savoir si l’enregistrement obtenu est recevable en preuve à l’arbitrage ou dans un procès pour congédiement injustifié. Les employeurs dont l’entreprise est syndiquée ne seront pas surpris d’apprendre que la plupart des arbitres sont préoccupés par le souci de maintenir un équilibre entre les intérêts des deux parties, en tenant compte du principe que le droit de l’employé à la vie privée est un droit fondamental, mais non absolu.

Milieux de travail syndiqués

L’opinion majoritaire des arbitres : la surveillance vidéo n’est utilisée que comme dernier recours

Bien que l’approche la plus répandue chez les arbitres quant à la recevabilité d’une preuve enregistrée sur bande vidéo remonte à des causes touchant les fouilles d’employés et les tests obligatoires de dépistage de drogues, deux décisions de la Colombie-Britannique, rendues au début des années 90, en sont la véritable origine. Ces décisions ont proposé un critère qui pondère le droit de l’employé à sa vie privée et le droit de l’employeur de faire enquête sur l’inconduite soupçonnée.

Le critère des arbitres de la Colombie-Britannique pour recevoir une preuve enregistrée sur vidéo se résume finalement à deux questions :

  1. Était-il raisonnable, compte tenu de toutes les circonstances, de recourir à la surveillance?
     
  2. La surveillance a-t-elle été effectuée de façon raisonnable?

Bon nombre d’arbitres jugent qu’il est généralement nécessaire, pour répondre correctement à ces questions, d’évaluer toute la preuve, y compris les bandes vidéo, avant d’en déterminer la recevabilité. Les arbitres partout au Canada ont adopté l’approche de la Colombie-Britannique, mais il est difficile de prédire quelle sera le résultat à partir de faits particuliers. Pour déterminer s’il était raisonnable de soumettre le plaignant à la surveillance, les arbitres considéreront certains des facteurs suivants :

  • A-t-on envisagé d’autres solutions, comme celle d’interroger le plaignant au sujet de l’inconduite alléguée, ou, lorsqu’il s’agit d’un usage abusif des congés de maladie, d’offrir à l’employé des tâches modifiées?
     
  • Y a-t-il des motifs raisonnables de soupçonner un comportement malhonnête de la part du plaignant (auquel cas l’interrogation serait inutile)?
     
  • Quelle est l’ancienneté du plaignant?
     
  • Le plaignant a-t-il un dossier disciplinaire? Le cas échéant, celui-ci révèle-t-il des infractions de malhonnêteté?
     
  • Enfin, le plaignant a-t-il coopéré en produisant des renseignements médicaux relatifs à son absentéisme?

Les décisions arbitrales nous en disent moins long sur le deuxième volet du critère, le caractère raisonnable de la surveillance. Le fait pour la compagnie d’engager un enquêteur externe ne rend pas, en soi, la surveillance déraisonnable. Toutefois, dans une affaire où les enquêteurs ont prétendu être des clients, ont insisté pour que le plaignant donne des leçons de deltaplane et, avec sa permission, ont enregistré sur bande vidéo un de ses vols, l’arbitre a jugé que l’employeur avait agi de façon déraisonnable. Une fois que l’employeur avait la preuve que le plaignant avait accepté de donner des leçons, d’après l’arbitre, il aurait dû l’interroger au sujet de son usage abusif de congés de maladie plutôt que d’avoir recours à une telle intrusion.

L’opinion minoritaire des arbitres : la preuve pertinente devrait être admise

Malgré un consensus croissant chez les arbitres qu’il faut mettre en équilibre les intérêts des deux parties selon le double critère énoncé plus haut avant d’admettre en preuve un vidéo enregistré clandestinement, au moins un éminent arbitre a adopté une position assez différente. Dans l’affaire Re Kimberley-Clarke Inc. and IWA-Canada, Local 1-92-4, décision rendue en 1996, l’arbitre Bendel a exprimé l’opinion que même si les arbitres ont le pouvoir d’exclure une preuve qui serait admissible devant un tribunal, ils devraient être très réticents de le faire. Signalant que traditionnellement la common law n’interdisait pas la recevabilité d’une preuve pertinente même lorsque celle-ci était obtenue de façon illégale, l’arbitre a jugé que la preuve pertinente et fiable devrait être admise.

Milieux de travail non syndiqués

La décision dans l’affaire Kimberley-Clarke est plus conforme à la position des tribunaux sur la recevabilité d’une preuve sur bande vidéo dans un contexte non-syndiqué qu’à la jurisprudence arbitrale. L’approche judiciaire est manifeste dans la décision Richardson v. Davis Wire Industries Ltd. (1997) de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, dont faisait état le numéro de janvier 1998 d’AU POINT (voir « Preuve par enregistrement vidéo et droit des employés à la vie privée » sous la rubrique « Publications »). Il s’agissait d’une poursuite pour congédiement injustifié d’un contremaître avec 20 ans de service qui avait été congédié après avoir été trouvé endormi au travail et l’avoir nié. L’employeur a fait enquête sur des allégations que M. Richardson dormait au travail, en le plaçant à son insu sous surveillance vidéo. L’employeur n’a fait aucune tentative de l’interroger sur les allégations avant de faire installer la caméra.

Au procès, l’avocat de M. Richardson a tenté d’empêcher la présentation en preuve de la bande vidéo, pour le motif que la surveillance était une invasion de la vie privée, tant selon les principes généraux du droit qu’aux termes du Privacy Act de la province, qui permet à une personne victime d’une invasion délibérée de sa vie privée d’intenter une poursuite. L’avocat de M. Richardson a demandé au tribunal d’appliquer les mêmes critères que ceux utilisés par les arbitres pour déterminer si la preuve était recevable.

La juge n’a pas été du même avis : elle a jugé qu’une preuve pertinente, à moins d’être exclue par une autre règle de preuve, devrait être admise. En l’occurrence, les bandes vidéo étaient clairement pertinentes.

En ce qui concerne les arguments fondés sur la protection de la vie privée, le tribunal a jugé que M. Richardson ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’on respecte sa vie privée alors qu’il dormait dans les locaux de la compagnie pendant qu’il était en service. En outre, a déclaré la juge, même si l’attente de M. Richardson du respect de sa vie privée était raisonnable, le Privacy Act ne prévoyait que le droit de poursuivre; la Loi n’interdisait pas la recevabilité d’une preuve obtenue contrairement à certaines de ses dispositions.

La juge a noté qu’il était regrettable que l’employeur ait choisi de surveiller clandestinement M. Richardson plutôt que de l’interroger sur les allégations. Elle a déclaré que l’utilisation d’une telle méthode pour prendre l’employé dans un acte d’inconduite qui, en soi, ne justifiait pas un congédiement sommaire, entamait la confiance qui constitue un élément clé de la relation d’emploi.

LA SURVEILLANCE GLOBALE

Outre la question de la recevabilité d’une preuve sur bande vidéo, les arbitres ont dû se prononcer sur le caractère acceptable de la surveillance vidéo comme outil de gestion. Ici encore, en l’absence d’une réponse claire dans la convention collective, les arbitres ont surtout tenté de pondérer les intérêts des parties.

Dans le cas d’une surveillance globale, le problème ne tient pas tant à la nature clandestine de la surveillance, mais bien à son caractère envahissant. Cette préoccupation s’exprime dans le passage suivant de la décision Re Puretex Knitting Co. Ltd. and Canadian Textile and Chemical Union (29 mai 1979), l’une de celles qui font autorité au Canada :

[TRADUCTION] « L’utilisation permanente d’un système de télévision en circuit fermé pour surveiller constamment le rendement et la conduite des employés dans un milieu industriel serait généralement considérée, je pense, comme répréhensible en termes humains. … Il est difficile d’imaginer des circonstances où des considérations d’efficacité justifieraient un tel affront à la dignité humaine, quoique cela n’est peut-être pas impossible ».

L’arbitre poursuit en signalant que même une surveillance constante pourrait être acceptable pour contrer un problème grave de sécurité, pourvu qu’on donne l’assurance que cette surveillance ne servira pas à d’autres fins, tel que le contrôle du rendement des employés.

L’arbitre, notant au passage que la surveillance des employés au travail est intrinsèquement répugnante, indique que le degré auquel il s’agit d’une mesure répugnante dépend de divers facteurs :

[TRADUCTION] « Le degré d’objection dépend de la façon dont les caméras sont placées et du but de leur utilisation et varie, depuis la situation inacceptable où la surveillance de la conduite et du rendement est constante, jusqu’au cas sans doute anodin où l’application est individuelle et à court terme, et sert à des fins de formation ».

Notre point de vue

On conseille aux employeurs de considérer la surveillance vidéo comme un dernier recours; si elle est utilisée, elle doit être aussi discrète que possible, compte tenu des circonstances. Le problème n’est pas seulement d’ordre juridique : même les employeurs qui ne sont pas liés par une convention collective devraient considérer l’effet, sur le moral des employés, d’un système de surveillance disproportionné par rapport à un besoin justifié.

Pour de plus amples renseignements, veuillez communiquer avec Carole Piette au (613) 563-7660, poste 227.

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