Précisions sur l’arrêt Weber : l’employé syndiqué peut intenter une action pour poursuite abusive

Nombre de nos lecteurs connaissent sans doute l’arrêt Weber c. Ontario Hydro, décision rendue par la Cour suprême le 29 juin 1995. Cette décision limitait le droit des parties à une convention collective d’avoir recours aux tribunaux pour régler leurs différends.

Dans l’arrêt Weber, un employé avait pris un long congé, durant lequel il recevait des prestations de congé de maladie. Son employeur, soupçonnant la simulation, avait engagé des enquêteurs privés qui s’étaient présentés chez lui sous un faux prétexte. Après enquête, M. Weber avait été suspendu pour abus des congés de maladie.

M. Weber avait déposé un grief contre la mesure disciplinaire, mais également intenté une action en justice. Ontario Hydro avait demandé un arrêt des procédures, que le tribunal avait accordé, puisqu’il jugeait n’avoir aucune compétence dans une question qui découlait de la convention collective. La Cour suprême devait en arriver à la même conclusion.

L’AFFAIRE WEBER : L' »ESSENCE » DU LITIGE

Dans l’arrêt Weber, la Cour déclare que si le litige entre les parties relève de la convention collective, on doit recourir à l’arbitrage. Il s’agit donc de déterminer s’il relève de la convention, en fonction de deux facteurs : le litige lui-même et la portée de la convention collective.

Il faut définir l' »essence » du litige, ou les faits qui y donnent lieu, et non pas considérer la caractérisation juridique qu’en font les parties. La définition peut ne pas être entièrement claire, et il est préférable de ne pas établir par anticipation une liste exhaustive de critères :

« Le fait que les parties en cause sont l’employeur et un employé peut ne pas être déterminant. De même, l’endroit où le comportement qui donne naissance au litige prend place peut ne pas être concluant; les événements qui découlent de la convention collective peuvent survenir à l’extérieur du lieu de travail, tout autant que tout ce qui survient sur le lieu de travail ne résulte pas nécessairement de la convention collective… . Il arrive parfois que le moment où la demande est faite revête de l’importance… . Il s’agit, dans chaque cas, de savoir si le litige, dans son essence, relève de l’interprétation, de l’application, de l’administration ou de l’inexécution de la convention collective.

Comme la nature du litige et le champ d’application de la convention collective varient d’un cas à l’autre, on ne peut établir une catégorie de cas qui relèveront de la compétence exclusive de l’arbitre.

Ce modèle ne ferme pas la porte à toutes les actions en justice mettant en cause l’employeur et l’employé. Seuls les litiges qui résultent expressément ou implicitement de la convention collective échappent aux tribunaux. »

LA CONDUITE DE L’EMPLOYEUR RELÈVE DE LA PROCÉDURE DE GRIEF

S’attachant aux faits en cause, la Cour a noté que si l’utilisation d’enquêteurs privés pour avoir accès au domicile d’un employé peut sembler dépasser les bornes d’un conflit de travail, le libellé de la convention collective était suffisamment flexible pour couvrir ce comportement :

« L’article 2.2 de la convention collective étend la procédure de grief à [TRADUCTION] « toute allégation portant qu’un employé a subi un traitement injuste ou tout litige résultant du contenu de la présente convention… ». Le litige en l’espèce a résulté du contenu de la convention. L’article 13.0 … prévoit que les [TRADUCTION] « prestations versées en application du régime d’assurance-maladie d’Ontario Hydro … sont réputées faire partie de la présente convention ». …

Je conclus que le libellé général de l’article 2.2 de la convention, conjugué à l’article 13, couvre le comportement que l’on reproche à Hydro. Les actions qu’on lui impute portaient directement sur une pratique expressément assujettie à la procédure de grief. Certains aspects du comportement allégué peuvent peut-être s’être étendus au-delà de ce que les parties avaient envisagé, mais l’essence de la conduite ne s’en trouve pas modifiée. »

La Cour a ajouté que si la conduite de l’employeur était délictueuse, comme le prétendait M. Weber, le conseil d’arbitrage pourrait en tenir compte en établissant une réparation.

L’AFFAIRE PIKO : LE LITIGE DÉCOULE DE LA RELATION EMPLOYEUR-EMPLOYÉ, ET NON DE LA CONVENTION COLLECTIVE

L’incertitude qui entoure l’application de l’arrêt Weber est évidente dans la décision de la Cour d’appel de l’Ontario, Piko v. Hudson’s Bay Co. (19 novembre 1998). Une vendeuse avec dix ans de service a été congédiée pour avoir réduit, sans autorisation, le prix d’un couvre-pied pour ensuite l’acheter au prix réduit. Mme Piko a prétendu que La Baie lui avait intenté un procès au criminel pour fraude. La Couronne a par la suite retiré l’accusation.

Mme Piko a déposé un grief contre son congédiement, mais près d’un an après. Par conséquent, le grief a été rejeté pour non-respect des délais, et sans étude du fond. Quelque temps plus tard, Mme Piko a intenté une action en dommages-intérêts contre La Baie pour poursuite abusive et souffrance morale causée par la procédure criminelle.

La Baie a présenté une motion en rejet, citant l’arrêt Weber pour soutenir son argument que le tribunal n’avait pas compétence pour entendre l’affaire. Le juge de motions lui a donné raison :

[TRADUCTION] « L’essence du litige relève de la relation d’emploi entre la plaignante et la compagnie défenderesse; par conséquent, il est couvert par la convention collective. …

Selon moi, le fait qu’une accusation au criminel a été portée ne sort pas l’affaire du contexte des relations de travail ».

La Cour d’appel, toutefois, qui a fait remarquer que l’arrêt Weber reconnaissait que les litiges en milieu de travail n’étaient pas tous couverts par la convention collective, a jugé que l’action intentée par Mme Piko pouvait procéder. La réclamation pour congédiement injustifié devait être jugée à l’arbitrage, mais non l’allégation de poursuite abusive. En portant l’affaire en cour criminelle, La Baie l’avait placée au-delà de la portée de la convention collective, même si le litige avait pris naissance dans le contexte de la relation employeur-employée.

[TRADUCTION] « Une fois que [La Baie] a porté le litige l’opposant à Mme Piko devant un tribunal criminel, ce litige cessait d’être un simple conflit de travail. Ayant cherché recours à l’extérieur du régime de négociation collective, La Baie ne peut plus faire marche arrière et s’abriter derrière la convention collective lorsqu’elle est poursuivie pour avoir abusivement institué des procédures criminelles contre Mme Piko.

Bien que le litige qui oppose La Baie et Mme Piko découle d’une relation d’emploi, il ne relève pas de la convention collective. Un litige qui porte sur l’instigation par l’employeur d’une procédure criminelle contre une employée, même si la faute a été commise au travail, n’est pas un litige qui, dans son essence, relève de l’interprétation, l’application, l’administration ou la violation de la convention collective ».

L’ACCUSATION CRIMINELLE N’EST NI UN PRÉALABLE NI UNE CONSÉQUENCE NÉCESSAIRE DU CONGÉDIEMENT

La Cour a déclaré que l’affaire Piko différait de l’affaire Weber parce que le libellé de la convention collective en cause n’était pas aussi général que dans l’affaire Weber. En outre, l’action de La Baie d’intenter des procédures criminelles contre Mme Piko, contrairement à l’embauche d’enquêteurs privés avant la suspension de M. Weber, n’était pas directement liée au congédiement de Mme Piko :

[TRADUCTION] « La convention collective [dans l’affaire Weber] étendait la procédure de grief à « toute allégation portant qu’un employé a subi un traitement injuste ou tout litige résultant du contenu de la présente convention ». …

Le libellé de la convention collective des employés de La Baie n’est pas du tout aussi général … et l’action de La Baie d’instituer des procédures criminelles n’est pas directement liée au litige concernant le congédiement injustifié de Mme Piko. Bref, la convention collective ne règle pas la conduite de La Baie dans son recours à la procédure criminelle, qui est au coeur du présent litige. Le litige ne relève donc pas de la convention collective ».

En donnant le feu vert à l’action de Mme Piko, la Cour a concédé que le tribunal qui jugerait ses allégations de poursuite abusive aurait à tenir compte de sa conduite au travail qui avait entraîné son congédiement, c’est-à-dire la conduite que l’arbitre aurait considérée si Mme Piko avait déposé son grief à temps.

Notre point de vue

La distinction entre un litige qui découle de la relation employeur-employé et un litige qui relève de la convention collective, si elle est maintenue, augmentera pour les employés la possibilité d’avoir recours aux tribunaux, même s’ils sont couverts par une convention collective. En outre, le fait qu’on s’appuie sur la définition du grief dans la convention collective signifie qu’il convient de porter une attention toute spéciale à cette disposition.

L’avocat de La Baie a présenté une requête en pourvoi à la Cour suprême, requête qui pourrait être accordée étant donné qu’une cause semblable à la Cour d’appel du Québec a donné lieu au résultat contraire. Nous tiendrons nos lecteurs au courant de la suite des événements. (Voir comme autres exemples de l’application de l’arrêt Weber,  » Compétence des tribunaux judiciaires et des arbitres : la Cour suprême du Canada applique l’arrêt Weber «  sous la rubrique  » Nouveautés « .)

Pour de plus amples renseignements, veuillez communiquer avec Carole Piette au (613) 563-7660, poste 227.

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