La Cour suprême du Canada juge que la Commission des droits de la personne ne peut faire enquête sur la plainte d’un employé du Parlement

Dans un arrêt important, plaidé avec succès par Jacques Emond de notre cabinet, la Cour suprême du Canada s’est penchée sur les limites de l’immunité parlementaire dans le cadre des lois qui s’appliquent aux Canadiens. Dans cette affaire, Canada (Chambre des communes) c. Vaid et la Commission des droits de la personne (20 mai 2005), il s’agissait de décider si la Commission canadienne des droits de la personne avait compétence pour entendre une plainte déposée par le chauffeur du président de la Chambre des communes. La contestation de la compétence du Tribunal était fondée sur une revendication de privilège parlementaire dans le cas de résolution de différends avec les employés de soutien et sur le fait que la Loi sur les relations de travail au Parlement (LRTP) prévoit un régime particulier de relations de travail pour ces employés. La Cour a rejeté la prétention de privilège, mais a jugé que la LRTP écartait la possibilité pour la Commission de faire enquête.

M. Vaid avait travaillé comme chauffeur pour les présidents de la Chambre entre 1984 et 1994. Il avait été licencié en 1995, mais réintégré après avoir eu gain de cause dans un grief déposé en vertu de la LRTP. En 1997, on lui a signifié qu’en raison d’une réorganisation, son ancien poste deviendrait excédentaire. Il a alors déposé deux plaintes auprès de la Commission. Il alléguait que le président de la Chambre et la Chambre avaient exercé de la discrimination contre lui fondée sur sa race, sa couleur et son origine nationale ou ethnique. Il s’est également plaint de harcèlement au travail et de refus de continuer la relation d’emploi.

Le président de la Chambre et la Chambre ont contesté la compétence de la Commission d’entendre la plainte, mais ont subi des revers tant à la Cour fédérale qu’à la Cour d’appel fédérale. La requête en pourvoi a été accueillie à la Cour suprême.

LA NÉCESSITÉ : LE FONDEMENT DU PRIVILÈGE

La Cour a d’abord considéré si le privilège parlementaire écartait la possibilité d’agir de la Commission. À cet égard, la Cour a noté que les organismes législatifs créés par la Constitution « ne constituent pas des enclaves à l’abri de l’application du droit commun du pays », mais que le privilège parlementaire assure aux parlementaires « l’immunité nécessaire » pour leur permettre de faire leur travail. Le critère de « nécessité » est lié à la dignité, l’efficacité et l’autonomie nécessaires au fonctionnement de la Chambre. Le rôle des tribunaux consiste à s’assurer que la revendication d’un privilège ne permet pas au Parlement, à ses représentants ou à ses employés de se soustraire au régime de droit commun en ce qui a trait aux conséquences de leurs actes lorsque leur conduite outrepasse la portée nécessaire de la catégorie de privilège en cause.

Pour déterminer si la revendication de privilège doit être reconnue, les tribunaux doivent adopter une démarche à deux étapes. Il s’agit d’abord de considérer si l’existence et la portée du privilège revendiqué ont été établies au Parlement canadien ou à la Chambre des communes de Westminster. Si la catégorie de privilège n’est pas reconnue, il faut alors examiner la revendication en fonction du principe de nécessité, qui est le fondement même du privilège parlementaire :

    « Pour justifier la revendication d’un privilège parlementaire, l’assemblée ou le membre qui cherchent à bénéficier de l’immunité qu’il confère doivent démontrer que la sphère d’activité à l’égard de laquelle le privilège est revendiqué est si étroitement et directement liée à l’exercice, par l’assemblée ou son membre, de leurs fonctions d’assemblée législative et délibérante, y compris leur tâche de demander des comptes au gouvernement, qu’une intervention externe  saperait l’autonomie dont l’assemblée ou son membre ont besoin pour accomplir leur travail dignement et efficacement. »

AUCUN PRIVILÈGE POUR LA GESTION DU PERSONNEL

En l’espèce, le président et la Chambre prétendaient que le privilège relevait de la catégorie « gestion du personnel ». À la première étape de l’analyse, la Cour a statué que, bien qu’il y ait eu quelques documents britanniques appuyant l’idée que le privilège s’applique dans le cas des personnes dont le travail est lié à l’exercice par la Chambre de ses fonctions législatives et délibérantes, il n’y avait aucune jurisprudence ou doctrine canadienne ou britannique qui mettait à l’abri les relations de travail entre la Chambre et tous ses employés.

La revendication ne pouvait non plus se justifier en fonction du critère de nécessité. La question était de savoir si la gestion de tous les employés était si étroitement et directement liée aux travaux parlementaires que l’intervention judiciaire serait incompatible avec la souveraineté du Parlement en tant qu’assemblée délibérante et législative. En d’autres mots, l’examen externe de la gestion de tous les employés de soutien empêcherait-t-il la Chambre de s’acquitter de ses fonctions? La Cour a jugé que tel n’était pas le cas, et que la cause de M. Vaid pouvait procéder en vertu du régime législatif applicable :

    « Je ne doute aucunement que le privilège protège les relations entre la Chambre et certains de ses employés, mais les appelants ont tenu à invoquer le privilège le plus large possible, et ce, sans présenter de preuve justifiant une immunité aussi générale, ou de moindre portée, ni même, en fait, quelque preuve que ce soit de l’élément de nécessité. Nous devons faire une évaluation pragmatique, mais nous ne disposons d’aucun élément de preuve nous permettant de circonscrire un privilège d’une étendue plus modeste.

    Les appelants n’ayant pas établi l’existence du privilège étendu et englobant qu’ils revendiquent, les intimés ont droit à ce que le pourvoi soit tranché sur le fondement des lois ordinaires que le Parlement a édictées en matière de relations de travail et de droits de la personne pour les employés relevant de la compétence législative fédérale. »

LA LCDP S’APPLIQUE AUX EMPLOYÉS DU PARLEMENT, MAIS LA LRTP ÉCARTE LA COMPÉTENCE DE LA COMMISSION

La Cour a rejeté les prétentions de la Chambre et du président que la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP) ne s’appliquait pas aux employés du Parlement. Il n’y a rien dans le libellé de la Loi qui indique une intention du législateur qu’elle s’applique à tout employeur fédéral sauf le Parlement. Parce que la LCDP est une loi de nature quasi constitutionnelle, toute dérogation doit être expresse.

Toutefois, l’analyse ne s’arrêtait pas là. La Cour a souligné que le système de recours prévu dans la LRTP est parallèle aux mécanismes prévus dans la LCDP, et a jugé que le libellé de la LRTP manifestait l’intention du Parlement d’écarter le mécanisme de résolution des différends que constitue la Commission canadienne des droits de la personne. La Cour a fondé cette conclusion sur les facteurs suivants :

  • La LRTP s’applique aux employés dans la situation de M. Vaid.
  • Elle s’applique à l’objet du grief de M. Vaid.
  • Les arbitres nommés en vertu de la LRTP ont le pouvoir nécessaire pour régler les plaintes de M. Vaid, y compris les plaintes de discrimination et de harcèlement.
  • La LRTP a préséance sur d’autres lois qui traitent de questions semblables.

La Cour a reconnu que les points litigieux soulevés par M. Vaid pouvaient être traités soit en vertu de la LRTP soit en vertu de la LCDP, mais elle a jugé que l’article 2 de la LRTP, qui prévoit que « sauf disposition expresse de la présente loi, les autres lois fédérales qui réglementent des questions semblables à celles que réglementent la présente loi (…) n’ont aucun effet » suffisait pour empêcher M. Vaid de se prévaloir des recours prévus par la LCDP, malgré le fait que la LRTP n’était pas essentiellement une loi sur les droits de la personne :

    « Il est vrai que (…) la LRTP est essentiellement une loi en matière de négociation collective plutôt qu’une loi sur les droits de la personne. Les règles de fond énoncées dans la Loi canadienne sur les droits de la personne en matière de droits fondamentaux ne figurent pas dans la LRTP. Celle-ci permet néanmoins aux employés qui se plaignent d’avoir été victimes de discrimination de déposer un grief et d’obtenir une réparation substantielle. Cela ne veut pas dire que toutes les demandes éventuelles visant à obtenir réparation sous le régime de la Loi canadienne sur les droits de la personne seraient exclues par application de l’art. 2 de la LRTP. Toutefois, dans le type de différend qui fait l’objet du présent pourvoi, il y a manifestement un certain chevauchement entre les deux régimes législatifs, et l’objet de l’art. 2 est d’éviter pareil chevauchement. Le législateur a prévu que les griefs des employés visés par la LRTP devaient être présentés et réglés sous le régime de la LRTP. Le grief qui soulève une question relative aux droits de la personne demeure un grief en matière d’emploi ou de relations de travail. »

Par conséquent, la Cour a accueilli le pourvoi, et a statué que la plainte de M. Vaid aurait dû procéder par voie d’un grief sous le régime de la LRTP.

Notre point de vue

La Cour a pris soin d’indiquer que d’autres questions de droits de la personne soulevées par des employés du Parlement, telles que des allégations de discrimination systémique, pourrait être traitées sous le régime de la LCDP, mais non des situations telles que celle de M. Vaid. Par ailleurs,  il pourrait également y avoir des cas où une catégorie plus limitée de privilège touchant certains employés du Parlement serait reconnue, au quel cas même la LRTP ne s’appliquerait pas.

En limitant le recours de M. Vaid à la LRTP, la Cour poursuit sur la lancée de la « compétence exclusive » dont les paramètres ont d’abord été fixés dans Weber c. Ontario Hydro (voir « La Cour suprême du Canada étend les principes de l’arrêt Weber aux différends « courants » et non arbitrables en vertu de la LRTFP » sous la rubrique « Nouveautés »). Toutefois, il s’agit généralement dans ces affaires de bloquer l’accès aux tribunaux s’il existe un autre mécanisme de règlement du différend. En l’espèce, la Cour a interdit à M. Vaid d’utiliser un mécanisme de résolution de différends, non pas judiciaire, mais bien celui offert par la Commission canadienne des droits de la personne. La décision annonce peut-être une nouvelle tendance des tribunaux de restreindre les recours offerts aux employés qui veulent faire entendre leurs revendications.

Pour de plus amples renseignements, veuillez communiquer avec Carole Piette au (613) 940-2733.


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